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dimanche 30 août 2020

Le fils du luthier

Nul ne saura jamais pourquoi l’épervier fondit sur le cheval et referma ses serres sur son collier. Seule certitude, il s’agissait d’un oiseau affaité, tous avaient vu les jets liés à sa jambe. Certains émirent l’hypothèse que le rapace avait confondu cette pièce du harnachement avec l’épaule d’une selle de fauconnier, mais elle est peu vraisemblable.
Nul ne saura jamais qui était le propriétaire de l’oiseau de proie, personne n’était assez proche pour lire la vervelle ou identifier les armoiries sur les sonnettes.
Nul ne saura jamais ce qui effraya le trait, le battement des ailes, le choc provoqué par la saisie du collier par le rapace, son odeur ou le dridrillement des sonnettes. Tous le virent se cabrer comme un cheval de selle. L’haquetier ne put empêcher l’élévation des timons de son haquet. Le foudre1 – de quatre pieds de diamètre au bouge2 – tangua dans son berceau puis s’en extirpa, l’absence de ridelles favorisa sa chute sur la chaussée. La futaille de trois mille livres se précipita sur Antoni Léonas, qu’il écrasa contre le mur d’enceinte du palais ou une douelle rompit libérant une foudre3 de vin sur l’avenue de la Duchesse Laé.
Si vous êtes l’heureux propriétaire de l’un des cinquante-deux instruments signés Léonas, si vous rêvez en posséder un, ou que vous êtes un amateur éclairé ; vous connaissiez, sans doute, l’histoire de la fin tragique du plus grand luthier que le monde ait porté. Mais saviez-vous que ce drame fit un orphelin ?
La mère de Yori Léonas mourut en lui donnant le jour. Son père étouffa son chagrin dans l’attention qu’il prodigua à son fils et dans son art – nul ne saurait qualifier sa façon de travail. Yori était un enfant intelligent. L’amour de son père comblait l’absence d’une mère qu’il révérait néanmoins, à l’image de la mélancolie qui s’emparait d’Antoni lorsqu’il parlait de la défunte, ce qui se produisait tous les jours. À l’époque où le terrible accident eut lieu, le pauvret était âgé de huit ans. Fils unique, il n’avait plus aucune famille ; ni grands-parents, ni oncle, ni tante. La duchesse le prit sous sa protection.
Il se trouva des mauvaises langues pour prétendre que cette bienveillance était un aveu de culpabilité, que l’émouchet appartenait à l’un de ses enfants. Pures affabulations, seul le grand-fauconnier avait la clef de la volière, tous ses oiseaux de vol étaient suffisamment assurés pour répondre à l’appel et il n’en aurait laissé aucun voler hors des limites du parc.
Oui la duchesse se sentit responsable de la mort du sieur Léonas. Car ce funeste jour, elle l’avait mandé au palais. Elle avait fait sa connaissance deux ans plus tôt. Grâce à un chantre, dont la sonorité exceptionnelle du luth l’avait émue, elle souhaita rencontrer le facteur de son instrument. Elle découvrit un luthier extraordinaire.
Antoni Léonas avait coutume de dire : je ne vous vends pas un objet, je vous lie à un instrument, vous devez être assortis, ses cordes doivent vibrer à l’unisson de vos sentiments.
Lorsqu’une personne aspirait à acquérir un luth ou un violon, il ne la laissait pas choisir l’instrument qu’elle achetait. Il la faisait jouer sur tous ceux qui étaient disponibles jusqu’à trouver celui qui lui était destiné. S’il estimait qu’aucun ne l’était, il proposait d’en façonner un, mais refusait de vendre l’un de ceux qu’il pensait ne pas convenir. Ce processus de fabrication commençait par des conversations, il y en avait autant qu’il le jugeait nécessaire pour concevoir l’instrument adapté. Il ne réalisait que sur commande les violoncelles, altos et harpes.
De ces conversations naquit la profonde admiration que la duchesse avait pour cet homme étrange chez qui la mélancolie, quoique toujours présente, n’était qu’une ombre soulignant la quiétude. D’une grande culture cet être doux et attentif parlait de tout, des arts, des enfants, d’histoire, des autochtones, de philosophie, de cuisine, il parlait de tout et surtout il écoutait. Il écoutait les mots, le ton, le phrasé, la mélodie des mots, le sens et le rythme du discours. Il observait l’enthousiasme, la passion ou le détachement qu’inspirait chaque thème, de même que la gestuelle qui l’accompagnait. C’est ainsi qu’il commençait à concevoir un instrument, lorsqu’il estimait connaître suffisamment bien l’acquéreur, il entamait la façon.
Bien qu’elle ne sût si ce fut pour les instruments ou pour les conversations, elle lui commanda successivement un luth, un violon et une harpe. Ce fut cette dernière – livrée quatre jours auparavant – qui lui offrit un prétexte pour l’invitation fatale.
Elle fit quérir l’enfant, sécha ses larmes – on l’avait avisé du décès de son père –, tenta de le consoler et en fit son pupille. Il aurait été malséant qu’elle gardât auprès d’elle un enfant qui n’était pas le sien et qu’au surplus elle voyait pour la première fois. Elle le fit admettre à l’école des cadets des régiments ducaux, prenant à sa charge les frais d’inscription, la pension, les fournitures et son habillement.
Fort de l’enseignement de son père, Yori ne se referma pas sur lui-même, il enfouit son chagrin tout au fond de son cœur, aspirant à être en tout comme son père. Comme lui, il chérirait ceux que le sort lui avait enlevés ; comme lui, il serait le meilleur dans sa partie.
À son décès quatorze instruments – six luths et huit violons – n’avaient pas trouvé de partenaires, un Alto était en cours de fabrication. La duchesse en indemnisa le destinataire de ses deniers.
La duchesse se chargea personnellement de l’attribution des Léonaüs – puisqu’aujourd’hui on les nomme ainsi. Elle respecta la mémoire de celui qu’elle considérait comme son ami ne cédant un instrument que si elle entendait la voix du luthier lui murmurer : ces deux-là sont faits l’un pour l’autre. Comme malheureusement il n’était plus possible d’en réaliser, certains de ceux qui essuyèrent un refus ne lui pardonnèrent jamais.
Elle fit ouvrir un compte au nom de Yori Léonas à la banque Mirdos, et y fit déposer les sommes – sans déduction aucune – encaissées en paiement.
En grandissant, le garçon resta fidèle à ses résolutions, il était le meilleur cadet que l’école n’avait jamais eu. Il possédait un don pour le dressage des chevaux et leur attribution à un cavalier, que l’on eut pu comparer à celui de son père. Il termina sa scolarité chez les cadets, major de promotion. Place qu’il obtint également en fin d’études à l’école des officiers de cavalerie, où il se vit affecté en qualité d’écuyer avec le grade de lieutenant. À cette occasion, il rencontra pour la seconde fois la duchesse qui lui exposa les dispositions qu’elle avait prises au sujet de son héritage.
Elle avait vendu cinq luths et cinq violons, en réalité elle en avait vendu quatre et donné un à une jeune femme – un véritable prodige – sans le moindre sou, mais elle versa sur le compte de Yori une somme – provenant de sa fortune personnelle – égale au prix le plus élevé obtenu, pour l’un des violons. Yori fut surpris de posséder une telle fortune, son père avait toujours vécu modestement, ne demandant pour prix de son travail que le nécessaire pour vivre correctement avec son enfant. Il proposa de rembourser tous les frais avancés pour son entretien et son éducation. La duchesse lui sut gré de son offre, lui dit combien elle était fière de l’homme qu’il était devenu que c’était un paiement amplement suffisant. Après l’avoir remercié, il demanda à la duchesse d’avoir la bonté de continuer à s’occuper de la cession des instruments restants, ce qu’elle accepta avec plaisir.
Elle aimait ces moments passés avec le fantôme du faiseur. Sa seule contrariété fut la vente qu’elle avait réalisée, moins de deux lunes auparavant, à Loulaé De Bel Antre. Elles auraient pu être amies, même plus, lui glissa un jour la baronne. L’idée en elle-même était séduisante : tromper son époux avec la favorite de celui-ci… Elle en rêva un instant, mais il était inutile de se faire des ennemis pour ce plaisir. Elles étaient rivales, non point dans le cœur de Loui, ni même dans son lit – contrairement à la duchesse, Loualé partageait ce dernier ainsi que nombre de ses maîtresses – mais dans l’influence qu’elles exerçaient sur la gouvernance duché.
La baronne manifesta le souhait d’acquérir un violon du maître, la duchesse lui exposa, comment elle procédait pour vendre ou non un instrument. Loualé examina les quatre violons restants, désira essayer l’un d’entre eux. Elle commença à jouer, l’accord était parfait, elle était vive, énergique, elle maniait l’archet avec la même virtuosité que son épée, le violon n’existait plus, il était une extension d’elle-même. La musique se fit tendre et caressante, sensuelle ; séduite, la duchesse fondait. Lorsque les cordes se mirent à pleurer, une vague monta en elle : non ! jamais elle ne lui céderait ce violon. La voix douce du luthier murmura : « écoutes, oublie qui elle est, écoutes encore, comment pourrais-tu les séparer ? tu sais qu’ils sont faits l’un pour l’autre, tu l’as su dès les premières notes. Écoutes ! »
Yori se lia d’amitié avec un élève de l’école, Jaeli Mirdos, qui n’assistait pas à ses cours de dressage. Lorsque ce dernier fut muté à Rimaton, sa soif d’aventure l’incita à demander la même affectation. Bien qu’il n’y fît jamais allusion, la hiérarchie n’ignorait pas qui était sa protectrice, c’est avec son assentiment qu’il obtint satisfaction.

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Notes :
1) Le foudre ➢ Tonneau de grande dimension pouvant contenir de 5 à 300 hectolitres, stockés horizontalement.
2) Bouge ➢ diamètre le plus important de la barrique, du tonneau, du foudre, de la futaille.
3) Foudre ➢ Unité de mesure de capacité (Française de l’ancien régime). Féminin ou Masculin ? J’ai choisi le féminin pour différencier le volume {la foudre} du contenant {le foudre}.
Source pour la fauconnerie :
MŒURS ET USAGES DE LA VIE PRIVÉE.
CHASSE.
II. FAUCONNERIE.
… Les jambes du faucon étaient garnies de jets (courroies), avec lesquels on l’attachait sur le perchoir ; il portait deux sonnettes (grelots), pour qu’on pût l’entendre lorsqu’on ne le voyait pas. La ville de Milan était renommée par toute l’Europe, pour la fabrication de ces grelots. Les deux sonnettes d’un oiseau ne devaient pas être à l’unisson, mais différer entre elles d’un demi-ton pour qu’elles eussent une harmonie dridrillante. Au bout du jet était un petit anneau de cuivre appelé vervelle, sur lequel on gravait le nom du propriétaire de l’oiseau. Dans la Fauconnerie royale, sur toutes les vervelles on lisait d’un côté : Je suis au roy ; sur l’autre face, était écrit le nom du grand-fauconnier. Les sonnettes portaient des armoiries. [sic].
Direction littéraire de M. Paul Lacroix ; direction artistique de M. Ferdinand. Le Moyen Age et la Renaissance. Tome 1 histoire et description des mœurs et usages, du commerce et de l’industrie, des sciences, des arts, des littératures et des beaux-arts en Europe. Paris 1848.

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lundi 24 août 2020

L'homme qui aimait les femmes

Née d’un mariage d’amour entre Bellaé la seconde fille du vicomte de Berry et Teddi Todoro le banquier de la petite communauté mêmbélé1 du duché, Hallaé était d’une grande beauté. Son visage en diamant aux pommettes haut placées, ses yeux en amande tirés vers le haut encadrant un nez légèrement épaté, son sourire révélant les canines acérées que ses lèvres charnues dissimulaient habituellement, sa sveltesse, la fluidité de sa démarche et la carnation de sa peau de métisse la firent surnommer la panthère noire. Mariée au banquier Ardi Mirdos, c’est elle qui prénomma leur fils aîné Jaeli. À l’époque c’était un prénom mêmbélé désuet, depuis c’est devenu le synonyme de séducteur.
Jaeli ressemblait énormément à sa mère, il n’avait hérité de son père que sa carrure, son nez droit et l’horizontalité de ses yeux.
Il fut un brillant étudiant, mais il devait ses résultats plus à ses facilités qu’à son travail. Il consacrait plus de temps aux loisirs estudiantins qu’aux cours. Il ne buvait pas plus d’alcool que la majorité de ses condisciples. Il fumait sensiblement moins de quiniquinick2, de marijuana et d’opium que les fêtards invétérés. Il recracha sa première chique de peyotl. Comment peut-on aimer un truc aussi amer qui retourne l’estomac ? s’interrogea-t-il.
Ce n’était pas la vertu qui motivait sa modération, mais l’importance qu’il attachait à sa tournure et en particulier à son haleine. Il passait beaucoup de temps en compagnie d’étudiantes, attirées par lui comme les abeilles par le lierre lors de la lune du même nom3.
De tout temps, il y eut des séducteurs et des séductrices sur le campus, mais seul Jaeli occupa une telle place dans la vie estudiantine. Les chroniques des sororités Liberta et Domina le mentionnèrent, quasiment chaque lune des quatre années que durèrent ses études.
Avant d’aller plus loin, il n’est pas inutile de rappeler qu’à peine vingt ans plus tôt :
En l’an 150, probablement sous l’influence de la duchesse, le duc mit fin à la campagne de peuplement malgré l’avis contraire du conseil des lords. Les femmes libérées du devoir de mettre six enfants au monde s’affirmèrent libres et maîtresses de leurs corps, les unes substituèrent à l’impératif de procréation l’abstinence, les autres le désir et la volupté. Elles firent renaître la pudeur et l’amour platonique, mais également la frivolité, le badinage et la séduction.
Jaeli était un beau jeune homme de cinq pieds dix pouces. Ses cheveux aile de corbeau, bouclés, perpétuellement dans un désordre duquel s’échappait un accroche-cœur, étaient une invitation à y plonger les doigts voire le minois. Selon leurs penchants, celles qui se miraient dans ses yeux de jais s’y admiraient ou s’y noyaient, mais toutes s’y perdaient.
Il eût pu être l’homme idéal s’il n’avait aimé les femmes. Il aimait leur compagnie, il aimait leur plaire, il aimait qu’elles le séduisent, il aimait les fasciner, il aimait partager avec elles, il aimait apprendre d’elles et leur apprendre, il aimait qu’elles l’aiment, il aimait être leur amant. En bref : il aimait aimer les femmes.
En mêmbélé, Jaeli signifie : aimé des dieux. Sans doute, avaient-ils été flattés que l’on fasse appel à eux, car ils furent généreux avec lui. Outre son charme et sa grande beauté, ils l’avaient doté d’une extraordinaire faculté d’adéquation aux attentes de celles qu’il courtisait, et de l’aptitude non moins singulière de leur faire priser l’éphémère de leurs amours.
Il aimait les femmes et elles le lui rendirent au centuple.
Dans les résidences Liberta et Domina, on dissertait du goût de ses lèvres ou de sa peau, de son odeur, de ses étreintes. On partageait des souvenirs, dévoilait des espoirs. On comparait ses différentes facettes, romantique, assurée, douce, énergique, tendre, sauvage, etc. On frissonnait s’imaginant lovée contre son corps, fondait à l’idée de l’enserrer, s’égarait brûlante de désir. Jaeli était l’objet d’une compétition entre ces confréries rivales, celles des leurs qui furent ses maîtresses arboraient un ruban ocre rouge sur l’épaule.
Dans la résidence Vertua, son nom fut souvent mentionné lors des cérémonies décadaires de contrition. Ces assemblées de jeunes femmes en chemise de drap avaient quelque chose de profondément troublant. À tour de rôle, chacune se levait, se rendait à l’estrade, faisait face aux autres et confessait ses pensées impudiques et ses rêves luxurieux – dans un silence régulièrement souligné par le frottement du tissu, tantôt sur un siège, révélant un changement d’assise, tantôt sur des jambes qui se croisaient et se décroisaient aussitôt. Les sœurs qui passaient à l’acte étaient exclues de la sororité, celles qui l’avaient fait avec Jaeli étaient courtisées par Liberta et Domina toujours à la recherche d’un ruban supplémentaire.
Jaeli fut licencié en droit des affaires le dernier jour de la lune du chêne de l’an 174. Dès le lendemain, son père lui confia la direction de la branche crédit de la banque familiale.
Son activité professionnelle lui prit plus de temps que les études, sa vie mondaine fut moins agitée que celle qu’il eut menée sur le campus. Ses amours furent moins nombreux, mais ils le furent suffisamment pour inciter son père à anticiper un projet qu’il chérissait depuis longtemps. Un soir de la lune du sorbier au milieu du dîner familial, il le lui présenta comme une évidence, tout du moins il le tenta.
***
« Jaeli, mon fils, tes fredaines sont sur toutes les lèvres…
— Hi ! hi ! hi ! hi ! s’esclaffa la cadette de Jaeli.
— Linaé, pourrais-tu m’expliquer ce qu’il y a de drôle ? la réprimanda Ardi.
— Mon chéri, ne cherche surtout pas à comprendre, lui répondit Hallaé, en couvrant la main de son mari de la sienne.
— J’peux t’expliquer, moi, papa, s’exclama Romi, le benjamin en se trémoussant sur sa chaise.
— Sûrement pas, répliqua Hallaé, à moins que tu ne veuilles sortir de table !
— Ben non alors ! j’sais pas pourquoi, mais j’sens qu’on va bien… commença l’espiègle garnement.
— C’est bientôt fini ces pitreries, le coupa le chef de famille en frappant la table de sa main libre.
— On t’écoute chéri, qu’as-tu à nous dire ? l’apaisa Hallaé d’une pression de la main.
— Jaeli, tu ne peux continuer à te comporter comme un étalon sauvage au milieu de sa harde. Que dans tous les clubs, on me parle de tes bonnes fortunes ne suffisait pas. Maintenant, tout le monde fait des gorges chaudes des cornes que tu as fait pousser sur le front de l’un de nos clients…
— Père…
— Non ! laisse-moi finir. Que ce soit lui qui ait demandé à son épouse de te séduire pour obtenir un crédit…
— Mais pè…
— Tais-toi, je sais pertinemment que tu ne lui as pas accordé de prêt. Cette dame a clamé, à la cantonade, qu’outrée par la requête de son mari, elle s’est vengée en s’offrant à toi sans autre contrepartie que le plai… ne change rien. Ça ne peut plus durer. »
Jaeli écarquilla les yeux en haussant les épaules et écarta les mains, paumes en l’air. Geste explicite, se substituant souvent à de longs plaidoyers qui se seraient conclus par le sempiternel : que pouvais-je faire d’autre ?
Profitant de cet instant de silence, le trublion de service interrogea :
« Dis p’pa, c’est quoi une contrepartie et un plai ?
— Romi ! le prévint sa mère, sourcils froncés.
— On parle aussi de lui à l’université, glissa subrepticement Linaé par solidarité avec ce dernier.
— Et que dit-on de lui ? eut la maladresse de questionner Ardi.
— Que c’était un artiste ! » gloussa-t-elle.
— Un musicien, un peintre ou un poète ? s’enquit Romi. »
Simultanément, Ardi et Romi se demandèrent où elle voulait en venir, Jaeli le devina et Hallaé le redouta. Avant que cette dernière n’ouvre la bouche, Linaé débita le plus rapidement possible :
« Pas tout à fait comme les autres, on raconte qu’il ne trouvait pas l’inspiration dans l’ivresse de l’absinthe, mais dans celle de la cyprine… comme sa sœur !
— Il faut Dis, Linaé, toujours c’est enfin, que quoi pas tu rapportes l’absinthe devant tout et ton à ton la petit orientation cyprine frère !?! s’exclamèrent simultanément Ardi, Romi et Hallaé dans un brouhaha incompréhensible4.
— Alleni ! Linaé et Romi finiront leur repas à l’office ! signifia Hallaé au majordome. »
Alleni tira à trois reprises sur l’un des fils d’archal, puis se rendit auprès de mademoiselle Linaé, afin de remettre sa chaise en place après qu’elle se fut levée.
À l’office le marteau frappa trois fois le timbre d’appel. Deux des femmes attablées saisirent chacune un plateau vide et s’empressèrent. Lorsqu’elles atteignirent la salle à manger, les exilés s’apprêtaient à sortir, n’ayant pas prononcé un mot depuis que la sentence était tombée.
« Mademoiselle Linaé et monsieur Romi termineront leur dîner à l’office, » notifia Alleni aux servantes, lesquelles débarrassèrent rapidement les couverts des deux jeunes gens avant de s’éclipser, alors que le majordome avait regagné sa place, le long du mur à côté des cordons.
« Écoute ton père, jusqu’au bout, s’il te plaît, plaida Hallaé.
— Comme je te disais, tes multiples aventures vont finir par nous brouiller avec, des pères, des frères, des fiancés, voire des maris ; mais aussi avec celles que tu as ignorées et celles qui espéraient te garder. Tu vas nuire à nos affaires. Alors, il est temps de te marier !
— Quoi ? s’exclama Jaeli, atterré. Me marier ? Mais avec qui ?
— Avec Amilaé Rochier, son père est d’accord ! révéla Ardi rayonnant.
— Mais mais. C’est pas un mariage ça, en tout cas ce n’est pas le mien avec Amilaé, c’est celui de ta banque avec celle de son père.
— Ne sont-ce point les mariages de raison qui durent le plus longtemps, qui déçoivent le moins, qui satisfont le plus les deux époux ? Ta mère et moi, ne sommes-nous pas parfaitement heureux ?
— Oui mon amour, mais le nôtre c’est un mariage de raison qui a dégénéré en mariage d’amour5, tempéra Hallaé.
— Ah ! tu vois, vous êtes une exception, s’engouffra Jaeli dans la brèche ouverte par sa mère. De toute façon, je n’ai pas l’intention de me marier, pas plus par amour que pour te permettre de représenter la finance à l’assemblée des lords !
— Quelle est la place de la banque dans tes projets ? Hein ? tu peux me le dire ? s’indigna son père. Tu hériterais de la nôtre, de celle de ton grand-père et de celle de ton beau-père, tu serais l’homme le plus influent après le duc !
— Ça, c’est ton rêve, père, pas le mien. Prêter aux plus riches l’argent de ceux qui en ont un peu, pour que les premiers soient plus riches, et que les seconds n’aient plus ce peu qu’ils possédaient. Ce n’est pas mon aspiration.
— Et Rochier ! Qu’est-ce que je vais lui dire moi à Rochier, que sa fille est assez bonne pour partager ta couche, mais pas assez pour être ta femme, parce qu’il sait ! s’étouffa Ardi outré.
— Si je devais épouser toutes celles qui… Les dieux me jalouseraient, répliqua le fils sarcastique. Tu devrais faire cette offre à Linaé, elle serait ravie de s’unir à Amilaé, laquelle ne dirait pas non, j’en suis sûr !
— Jaeli, ça suffit, vous allez m’écouter tous les deux, ordonna Hallaé. »
Personne à Nouvelle Vernes ne tenait tête à la panthère noire. Quoi qu’elle demande, quoi qu’elle exige, nul n’osait lui dire non. Épouse fidèle, amante ardente, femme aimante, Hallaé avait une seule faiblesse, son aîné. Elle aimait ses trois enfants, elle aurait donné sa vie pour chacun d’entre eux, mais il y avait au fond de son cœur ce minuscule petit supplément d’amour qu’en bonne mère, elle tentait d’isoler en l’enveloppant d’un voile de raison, puis d’un autre, d’un autre... La raison comme de la nacre fit naître une perle noire dont l’orient irisait ses yeux lorsqu’ils se posaient sur aimé des dieux. Aussi, quel que soit l’intérêt de la famille, elle n’envisagea pas un instant de lui imposer un mariage qu’il ne désirait pas.
Fils et mari attendaient en silence qu’elle reprît la parole, tous deux ignoraient si elle réfléchissait encore ou si elle attendait que la tension qui les avait habités soit retombée, mais tous deux savaient qu’ils se plieraient à sa décision.
« Jaeli, ton père a raison, tes aventures finiraient par nous affaiblir si tu restais à un poste de responsabilité de la banque. Mon chéri, force nous est de constater qu’un poste à la banque ne le satisfait pas et qu’il apporterait plus de tracas que d’avantages s’il restait membre la direction de celle-ci. Il doit donc la quitter ! elle fit une pause, puis répondant à l’attente de ses interlocuteurs, elle continua. Jaeli, je crains qu’actuellement l’université ne rechigne à te proposer un poste d’enseignant. J’espère qu’une vie d’oisiveté ne t’attire pas. Je pense que quelques années dans l’armée te seraient salutaires, à moins que tu n’aies une autre idée. Qu’en penses-tu ?
— Pourquoi pas l’armée ? Maman, l’aventure me tente assez, s’empressa-t-il d’acquiescer.
— Chéri, ton fils a raison, de tous nos enfants, c’est Linaé qui est la plus apte à te succéder un jour. Elle a hérité de ton ambition, elle est avide de pouvoir. Évidemment, même si elle ne les rend pas impossibles, son homosexualité ne favorisera pas les rapprochements. Mais elle trouvera d’autres axes de croissance. Crois-moi, un jour je serais la vieille panthère, et la jeune régnera sur les finances du duché. »
Ardi réfléchit pour le principe. La jeune panthère – c’est ainsi que tous l’appelaient hors de sa présence, tant elle ressemblait à sa mère au même âge – terminerait ses études dans deux ans. Si les relations se tendaient avec Rochier, il débaucherait son actuaire pour remplacer Jaeli. Sinon, on verrait bien. Il donna son accord, ce dont personne ne doutait.
***
Trois jours plus tard, l’aspirant Mirdos commençait sa formation militaire à l’École Des Officiers de Cavalerie.
À 11 heures, le 12e jour de la lune de l’Aubépine de l’an 175, Hallaé reposa L’Écho de Nouvelle Vernes sur un guéridon et fit quérir sa calèche.
À midi elle déjeunait avec ce cher Alexi, accessoirement général et conseiller du duc.
À huit heures, le lendemain, la panthère noire inspectait son rejeton des pieds à la tête : bottes noires, pantalon bleu nuit à bandes latérales dorées, dolman bleu nuit à brandebourgs dorés, bandoulière et ceinturon de buffle blanc ainsi que les deux bélières de sabre, rien ne lui échappait. Pourtant aveuglée par l’amour maternel, elle ne voyait pas ce que les femmes verraient. Elle tournait autour du couple formé par son fils et le maître tailleur. Après avoir posé une dernière épingle, ce dernier se recula, attendit le hochement d’Hallaé. Puis il installa la pelisse rouge – à brandebourgs dorés – bordée d’hermine blanche sur l’épaule gauche de Jaeli, et plaça le shako noir à plumet noir et rouge sur la tête du jeune homme et rectifia le tomber du cordon doré sur la visière.
« C’est parfait, je compte sur vous, tout sera prêt après-demain !
— Bien sûr Madame Mirdos ! Mes meilleures couturières s’y appliqueront ! » assura-t-il en aidant Jaeli à se dévêtir.
Le 20e jour de la lune de l’Aubépine, bien qu’il n’ait suivi la formation d’officier de cavalerie qu’à peine trois lunes, Jaeli promu sous-lieutenant prit son service au palais. Entre escortes et gardes d’honneur, il n’était de service que six à huit heures par jour, neuf jours par décade. Dans un palais truffé de passages secrets, dont le seul usage était de dissimuler les visites galantes, précisons que la duchesse était irréprochable. Bien que son époux collectionne les favorites, jaloux, il n’aurait point toléré la réciproque. C’était une femme au physique ordinaire, elle n’était pas « ni ceci ni cela », elle était juste banale. Mais femme d’esprit pourvue d’une grande intelligence, mine de rien cette fine manœuvrière dirigeait le duché.
En ce lieu que l’on pouvait qualifier de Palais des désirs. Jaeli fut bien vite aussi adulé qu’il l’était à l’université. Son nom était dans toutes les bouches, y compris dans le salon du duc.
« Qui peut donc bien être ce Jaeli, dont nombre de dames s’abouchent en murmurant, s’enquit Loui XVe du nom.
— Comment, vos tendres amies ne vous ont pas entretenu du fils de celle qui osa se refuser à vous ? le taquina la duchesse.
— Mais de qui parlez-vous, ma mie ?
— Mais de la panthère noire, bien entendu ! révéla malicieusement la douairière.
— Hum ! ah ! oui celle-là ! si j’avais vou… grommela-t-il à l’adresse de sa mère.
— Le charme de son héritier éclipserait-il le vôtre, mon pauvre ami ? questionna innocemment la duchesse.
— Le charme de l’uniforme plutôt, on dirait un sucre d’orge bleu, rouge et or que l’on agiterait devant des fillettes.
— Je me suis pourtant laissé dire au sujet de son uniforme que ce qu’elles préféraient c’était le lui ôter ! » commenta la douairière pour sa complice la duchesse.
Après ces quelques piques, le duc bouda toutes les conversations dont Jaeli était le sujet. Il ne prononça plus son nom avant le 22e jour de la lune de la vigne. Quand il convoqua le colonel Dubosis et lui asséna : « Colonel, vos officiers sont-ils censés assurer notre sécurité ou trousser tous les jupons qui passent devant eux ?
— Monsieur le Duc, parle sans doute du sous-lieutenant Mirdos ? hasarda le colonel.
— Et de qui d’autre pourrais-je bien parler, avez-vous d’autres sabre au clair dans votre régiment ?
— Non, Monsieur le Duc, non !
— Non, quoi ? insista Loui se délectant de la gêne de son interlocuteur.
— Non il n’y en a point d’autre heu ! il n’y en a pas d’autre comme lui…
— Vous trouvez donc son comportement approprié, l’interrompit le duc ravi de se défouler.
— Non, Monsieur le Duc, bien sûr que non, mais c’est le général qui…
— Et moi je suis votre Duc, le coupa-t-il à nouveau, vous allez m’envoyer cet olibrius séduire les sauvageonnes à Rimaton, et avec un peu de chance, il nous ralliera quelques gabières6.
— Mais sa mère, Monsi…
— Que le général Du Chantour se débrouille avec elle ! » conclut-il jubileur7.
Dans l’édition du soir de L’Écho de Nouvelle Vernes, dans la rubrique « les indiscrétions de madame Cancan » on put lire l’encadré suivant :
Bureau de recrutement ?
Je suis en colère, et je sais que vous êtes nombreuses à l’être.
La question se pose, madame la baronne : Bel Antre ou bureau de recrutement de Rimaton ?
Beaux officiers méfiez-vous ! On vous invite à entrer dans l’un et vous ressortez de l’autre alors que votre paquetage vous attend.
Maintes d’entre nous regrettent le départ du sous-lieutenant. Oui, j’ai eu le plaisir d’en partager avec lui. N’espérez pas trop, baronne, pouvoir m’identifier grâce à cette confidence, nous sommes une multitude. Et pour être tout à fait franche avec vous chères amies, j’en aurais volontiers repris une lichette.

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Notes :
1) Les Mêmbélés avaient la peau brune, presque noire ; ils étaient grands et minces, taillés pour la course ; dans les temps anciens, ils vivaient dans le sud d’Infri.
2) Quiniquinick ➢ Mélange aromatique de tabac et d’herbes (foin d’odeur, sauge, menthe, les feuilles ou l’écorce de cornouiller stolonifère, sumac rouge, laurier, cœurs gorgés d’amour, le sud de groseille, tabac indien [lobelia inflata], écorce de cerisier et molène {pas toutes en même temps}) que les Autochtones fumaient dans les calumets.
3) Lors de la lune du lierre – période de l'année où une grande partie des floraisons sont arrivées à terme – celui-ci est en fleur. Très riches en pollen et nectar ses fleurs attirent les abeilles comme aucune autre plante.
4) Le brouhaha ➢ Ne vous plaignez pas, j’aurais pu superposer les trois phrases. Ah ! mais non, ce serait compliqué à réaliser.
5) M. A. de Bovet, « Le mariage de Geneviève », Lectures pour tous, mars 1904.
6) Gabière ➢ membre des unités féminines de reconnaissance et de renseignement de l’Amirauté.
7) Jubileur ➢ adjectif, qui grâce à moi – si personne ne m'a précédé – n’est plus un hapax.

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dimanche 23 août 2020

Le duelliste

Le sous-lieutenant Tirdi De Montsolt est la plus fine lame du Duché et probablement du monde connu. Ses premiers duels furent de vraies leçons d’escrime. Malgré ou à cause de sa promptitude à jeter son gant et son obstination à transformer les duels au premier sang en duels à mort, après sa troisième victoire, s’était constituée autour de lui une véritable cour composée de demoiselles énamourées, de tireurs et tireuses admiratifs.
Après la septième, le général Du Chantour, dont il était l’aide de camp, lui interdit de provoquer quiconque en duel sans motif légitime dont il vérifierait le bien-fondé, sous peine de mise aux arrêts, voire de dégradation. Mais sa réputation était telle que de nombreux bretteurs, au sabre ou à l’épée, rêvaient de devenir celui qui a vaincu Fatal Tirdi. Il ne se passait pas dix jours sans que l’un d’entre eux ne vînt chercher la gloire et trouver la mort. À ces téméraires, dont certains étaient venus de l’Amirauté, s’ajoutaient ceux qui le défiaient pour venger un proche et les impudents qui portèrent une atteinte, jugée sérieuse, à son honneur (le traitant de tueur, assassin, etc.).
Le nombre de ses courtisans ne tarda pas à décroître, tant se firent plus nombreux ceux et celles dont il avait tué un parent ou un ami. Il avait réussi l’exploit de s’aliéner des familles de nobles, de lords, de financiers, de marchands, d’officiers et également son père.
C’est le dixième jour de la lune de l’Aubépine de l’an 175 de la nouvelle ère, alors qu’il avait déjà tué cinquante-trois hommes en duel, que la baronne Loulaé De Bel Antre lui jetât son gant. Aussi surpris que peu désireux d’occire une femme, il bredouilla :
« Baronne, je, je, vous, oublions cela, je vous excuse.
— Tudieu ! vous ai-je demandé de m’excuser, lieutenant ? Non ! je viens de vous provoquer en duel.
— J’en suis désolé, baronne, mais je vous attendrais après-demain à sept heures sur la place d’armes. Je choisis de vous combattre à l’épée jusqu’au premier sang.
— Vous m’offensez, lieutenant ! Nous nous affronterons où et quand vous l’avez décidé. Mais jusqu’à la mort.
— Baronne, je ne saurais y consentir !
— Seriez-vous un lâche ? Auriez-vous peur de moi, lieutenant ?
— Je me soumets à vos désirs, baronne, abdiqua-t-il en masquant son désarroi derrière l’ironie. »
Le 12e jour de la lune de l’Aubépine de 175 N. È., à dix heures, à la une d’une édition spéciale de L’Écho de Nouvelle Vernes, on pouvait lire cet article de Jonni Laplume :
LE COMBAT.
J’ai hésité pour choisir le titre de mon article entre « Le combat du siècle », « Une fin imprévisible » ou « extraordinaire surprise », voire « Un régal » ; tous reflètent parfaitement ce qui s’est passé ce matin sur la place d’armes, je me suis donc décidé pour un titre concis.
Si vous ne faisiez pas partie des trois à quatre cents spectateurs présents lorsque les duellistes arrivèrent accompagnés de leurs soutiens, je vais vous rapporter cet événement qui marquera l’histoire du duel.
Il y avait là toutes sortes de gens, ceux qui étaient venus voir la première femme tuée en duel, des admirateurs et admiratrices de Fatal Tirdi, des amis de la baronne, des escrimeurs, des connaisseurs, des bookmakers, des parieurs et des badauds.
De Montsolt arrivé en uniforme décrocha sa pelisse et la confia à son témoin, il s’apprêtait à déboutonner son dolman quand la baronne – en pantalon noir, ceinture dorée et chemise bouffante blanche – lui lança, vous pouvez garder votre gri-gri, lieutenant ! » Le public applaudit au sarcasme, le favori grimaça un sourire, mais n’ôta pas sa veste. Ils se rendirent sur le pré, se firent face, se saluèrent et l’affrontement commença.
Dès les premières secondes, les adversaires entamèrent un tango de mort, l’un reculait quand l’autre avançait, leurs pieds semblaient glisser sur le sol sans que jamais le gauche ne passe devant le droit. Le combat était acharné, attaques, parades, ripostes et esquives s’enchaînaient. Dans un silence à peine troublé par quelques commentaires murmurés, on entendait tinter les battements et crisser les glissements des lames l’une contre l’autre.
Après trois minutes, la plupart des spectateurs estimaient la joute équilibrée, nombre d’épéistes donnaient même un léger avantage à la baronne, mais les plus attentifs – dont votre serviteur – avaient remarqué que le sous-lieutenant n’était pas en mode Fatal Tirdi. Peu avant la quatrième, le temps ralentit et le silence s’épaissit lorsqu’il se fendit si profondément, en ligne de quarte, que son bras parut s’allonger indéfiniment. Tous virent la pointe de la rapière perforer la poitrine de la baronne. Scraaatch ! Tous furent arrachés à leurs stupeurs par le déchirement du lin. L’assistance supposa qu’elle avait adroitement dérobé son corps à l’attaque ; mais votre vigilant serviteur a clairement vu à l’ultime instant la pointe de la lame remonter jusqu’à l’épaule de son adversaire et redescendre en tranchant de haut en bas sa manche gauche.
De Montsolt recula et se mit en réserve. De Bel Antre invita sa sœur à la rejoindre, celle-ci, armée d’une dague, la débarrassa de la manche qui pendouillait puis retourna auprès des témoins. La charmante Loulaé, avec un sourire carnassier, se mit en garde. Le combat reprit.
Les heurts des lames étaient plus violents, les deux parties mettaient plus d’énergie dans leurs attaques. Après une dizaine d’assauts Tirdi récidiva, en ligne de sixte cette fois, tranchant la manche droite de la baronne. Mais elle ne fut pas dupe et sa riposte fut si rapide, si profonde et si précise, qu’un concert de « Oh ! » s’éleva, de la foule ; quand l’épée se retira, un brandebourg tomba au sol, mais le dolman était intact. Après une nouvelle intervention de Jessycaé De Bel Antre, le duel continua.
Sans doute, la baronne commençait-elle à fatiguer, car dès la seconde passe d’armes Tirdi le magnanime sépara en deux la chemise de son adversaire du cou à l’emmanchure droite ; d’un geste du bras gauche, elle fit choir les lambeaux du vêtement, ce qui la laissa torse nu, la poitrine barrée d’une bande maintenant ses seins. Ensuite, tout s’accéléra, elle porta une attaque dedans ; le fer du sous-lieutenant enveloppa le sien, puis dans son mouvement circulaire sectionna le bandage, révélant à nos yeux ébahis ce qu’elle dissimulait. Des bouches béèrent, des yeux s’écarquillèrent, des hommes échangèrent des coups de coude, d’autres en reçurent – qui sur l’épaule, qui sur l’avant-bras – de leurs femme, amie, sœur ou mère.
De Montsolt rompit et interpella son adversaire « Madame, si vous deviez mourir aujourd’hui, je préférerais que ce soit de honte ! », laquelle bombant la poitrine répliqua : « Monsieur, voyez-vous quelque chose dont je puisse avoir honte ? Auriez-vous peur d’être troublé au point d’en perdre la vie ? » Un franc sourire naquit sur les lèvres de Tirdi qui répondit : « Non ! Madame, je ne vois rien dont vous puissiez rougir, mais je m’en voudrais de vous dénuder ! » Aussi loin que nous fussions, nous perçûmes le bouillonnement de la lave dans les veines de la baronne qui persifla : « Il m’a pourtant paru que vous y preniez plaisir ! Ne brûlez-vous pas de terminer ? » Les oiseaux cessèrent de chanter, les feuilles arrêtèrent de frémir, le silence était tel que le temps fut suspendu ; ce qui nous permit d’entendre le : « Pas ici ! Madame, pas ici » murmuré en réponse.
Loulaé De Bel Antre se mit en garde, invitant à la reprise du combat. Après quelques battements, Fatal Tirdi dans un mouvement inédit (1) désarma la baronne et l’atteignit à la poitrine. Trois femmes et un homme défaillirent. Lorsque la pointe s’éloigna de Loulaé, une unique goutte de sang perla sur son sein gauche, en dessous et à droite du mamelon. Les appas de la dame étant peu volumineux, mais attachés haut et fermes, je pus parfaitement d’où je me tenais distinguer la goutte s’en détacher et lentement se rapprocher du sol. Calmement, De Montsolt dit à De Bel Antre : « madame, je me refuse à vous tuer, si ce premier sang ne vous donne pas satisfaction, prenez mon épée et percez-moi le cœur. » Il lui tendit la garde de sa rapière et posa la pointe sur sa poitrine. Elle lui rendit son arme et lui susurra quelques mots que je ne pus discerner. Sous les applaudissements, c’est côte à côte qu’ils rejoignirent leurs soutiens. Tirdi prit des mains de Jessycaé la cape de Loulaé qu’il lui mit sur les épaules prenant soin de couvrir ses seins.
J’obtins un entretien avec la Baronne De Bel Antre, je lui posais bien évidemment les questions qui brûlaient toutes les lèvres : l’auriez-vous vaincu sans le brandebourg qui arrêta votre lame ? Que lui avez-vous dit en lui rendant sa rapière ? C’est avec le sourire qu’elle me répondit : « En vérité, s’il avait été en chemise, je n’aurais pu faire à celle-ci ce qu’il fit à la mienne, mon attaque était trop courte d’un grain d’orge. Vous êtes bien curieux monsieur Laplume, mais vous resterez sur votre faim pour cela aussi. » Qu’entendait-elle par là ?
Je m’entretins également avec le sous-lieutenant De Montsolt, je lui ai demandé : vous aurait-elle vaincu sans le brandebourg qui arrêta sa lame ? Vouliez-vous l’humilier ? Votre stratégie fut-elle la bonne, car elle vous a volé la vedette et personne n’a relevé l’adresse avec laquelle vous l’avez dévêtue sans que jamais votre épée ne touche sa peau ? Que vous a dit la baronne en vous rendant votre rapière ? C’est lui aussi en souriant qu’il me déclarât : « Je tiens à préciser que la baronne est une des plus fines lames que j’ai affrontées, mais sa riposte était trop courte, il n’y a rien à ajouter. À aucun instant, je n’ai souhaité l’humilier, je disposai de deux jours pour imaginer une stratégie me permettant d’épargner sa vie sans perdre la mienne, j’ai réussi. Quant à ma dextérité, vous l’avez remarquée, cela me garantit la notoriété, mais au moins une autre personne l’a réalisé, alors peut-être est-ce ce qu’elle m’a dit. »
(1) J’ai baptisé le final de cette attaque, avec l’autorisation de son créateur « botte fatale de Tirdi ».
Le lendemain à onze heures, le duc convoqua le général Du Chantour et lui asséna : « général, non seulement votre aide de camp décime l’élite de nos bretteurs, mais maintenant il dénude la gent féminine en place d’armes. Qu’il se rende utile, qu’il aille donc trucider des matelots aux confins du monde, j’exige qu’il parte sur l’heure pour Rimaton. Ah ! je ne veux plus entendre son nom. »
Dans l’édition du soir de L’Écho de Nouvelle Vernes, dans la rubrique « les indiscrétions de madame Cancan » on put lire l’entrefilet suivant :
Et s’il l’avait estoqué.
Officiellement, le jeune Tirdi De Montsolt aurait été exilé pour avoir exposé aux regards de tous les seins de la baronne De Bel Antre. Lesdits ornements, dont monsieur Laplume se garde bien de préciser qu’ils ont servi de modèles (certains disent même qu’ils auraient été moulés) pour la fabrication des coupes à Juglar 1 du palais.
Mais la colère qui ébranla le palais à l’aube, pourrait avoir pour origine, la façon dont la belle Loulaé – dont mon cher confère a souligné que de la lave bouillonnait dans les veines – aurait témoigné son pardon au sous-lieutenant.
Une colporteuse de ragots répand cette saillie : « d’habitude c’est dans le cœur que pénètre son estoc ». Une autre insinue qu’à la fin du combat tous deux subirent la petite mort. Enfin un soi-disant intime de Tirdi prétend qu’il aurait affirmé que sa particule devrait être « du ». Mais il ne s’agit là qu’affabulations égrillardes sans fondement.

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Note :
1) Juglar ➢ nom d’une marque de champagne disparue en 1829, que j’ai choisie pour désigner ce vin, la région n’existant pas dans ce monde.

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vendredi 7 août 2020

Le 4e régiment de Hussards

C’est le régiment le plus prestigieux de l’armée, mais c’est surtout le seul dont l’effectif est réparti entre deux casernements. Le chef de corps, son état-major et les premier et second escadrons sont cantonnés dans les dépendances du palais. Les troisième et quatrième escadrons sont en garnison à Rimaton, place d’origine de l’unité.
Le chef d’escadron Drommir qui commande la forteresse y avait fait toute sa carrière. Jeune aspirant, il fut affecté au 4e RH ; il était le capitaine du 3e escadron lorsque le Duc choisit d’attribuer au régiment la charge des escortes d’honneur et de sa sécurité ; alors que tous se réjouissaient de l’honneur qui leur était fait et de leur transfert à Nouvelle Vernes, il demanda audience au chef d’escadron Dubosis.
« Mon commandant, on ne peut demander aux seuls autochtones micmacs de sécuriser la frontière, d’empêcher les incursions des troupes de l’Amirauté.
— Ils se battront pour leur territoire, car les matelots sont toujours accompagnés d’auxiliaires mohawks.
— Je n’en doute pas, mon commandant, mais ce sont des nomades, il est illusoire d’imaginer qu’ils vont se sédentariser devant la ville pour s’opposer à son annexion par l’Amirauté.
— Évidemment, évidemment, il faudra envisager d’affecter une autre unité à ce site.
— Si vous permettez mon commandant, je pense qu’il serait plus efficace de maintenir un escadron ou deux à Rimaton. Je suis volontaire pour rester ici.
— Je vais y réfléchir, vous pouvez disposer, capitaine. »
Il confia à ses chefs de peloton : « J’ai fait cette suggestion, car je préfère mille fois user mes fonds de culotte sur une selle plutôt que faire les cent pas dans des antichambres de palais. »
Le chef d’escadron Dubosis fit part au colonel Alexi Du Chantour de son idée.
Le colonel Du Chantour exposa son raisonnement au duc.
Le duc entérina la proposition, promut Du Chantour au grade de général et le prit comme conseiller.
Dubosis fut nommé colonel, chef de corps du 4e régiment de Hussards.
Drommir devint le chef d’escadron de la garnison de Rimaton, composé des 3e et 4e Esc.
On affecta au 3e escadron le capitaine Hongrin, joueur invétéré, persona non grata à Nouvelle Vernes.
Depuis on affecte volontiers les officiers jugés indésirables dans la capitale à ces escadrons situés à près de cinq cents lieues.
Ainsi en l’an 177 de la nouvelle ère, étaient en poste au 4e escadron :
Le chef d’escadron Rémi De Busabas, troisième fils du marquis. Il avait intrigué auprès du général Du Chantour afin d’obtenir le commandement du 4e RH ; avec son insistance et ses constants rappels de sa filiation, il agaçait le général qui en référa au duc lequel décida que :
« Puisque le fils de môssieu le marquis ne se plaît pas au 1er Hussard et veut commander au 4e qu’il aille commander un escadron au trou du cul du monde !
— Sire, c’est un poste pour un capitaine.
— Justement si son père vient plaider sa cause, je pourrais l’inviter à être satisfait qu’il ait gardé son grade. »
C’est à la requête du chef d’escadron Drommir – la troisième – auprès de qui il avait fait toute sa carrière que l’adjudant-chef Massin avait été nommé à la tête du 1er peloton avec le grade d’aspirant, faisant de lui un des rares officiers sortis du rang. Homme de terrain comme son mentor, il avait une longue expérience des patrouilles et des escarmouches avec les matelots. C’est à son goût pour ces accrochages qu’il devait son surnom « le baroudeur ».
Le 2e peloton était commandé par le sous-lieutenant de Montsolt, le 3e par le sous-lieutenant Mirdos et Le 4e par le lieutenant Léonas.

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mercredi 5 août 2020

Le départ

An 183 de la nouvelle ère, le quatorzième jour de la lune d’Aulne.
Jaeli Mirdos laissa sourdre la nouvelle : les Léonas avaient quitté Limans.
Née dans une hacienda, madame Léonas ne raffolait pas de la vie à la capitale, elle souhaite que sa fille soit éduquée comme elle l’avait été, glissait-il à l’une.
Ils se rendent chez les Virisa, mais ils n’y séjourneront probablement pas longtemps, Monsieur ne voudra pas rester chez ses beaux-parents, confiait-il à l’autre.
Sans doute Monsieur ira-t-il dans les vastes plaines du Sud pour y fonder un élevage, laissait-il entendre aux plus curieux. Vous imaginez la synergie ! ajoutait-il à l’attention des meilleurs clients.
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Les jours suivants, les commentaires allèrent bon train.
Je ne suis pas surprise, elle n’était pas des nôtres, disaient certaines dans les soirées mondaines.
D’ailleurs, elle sortait peu, complétaient d’autres.
Quand je pense qu’elle s’occupait elle-même de son enfant, concluaient les dernières.
Son commerce est florissant, c’est une belle réussite, mais n’oublions pas la classe dont il est issu, péroraient d’aucuns au club.
Il est parti, si tu ne m’en avais pas parlé, je ne m’en serais pas rendu compte ! Les nouveaux riches, ça va, ça vient, raillaient quelques-uns.
Il se pourrait que sa fortune s’accroisse, il n’est pas impossible qu’il revienne, plaidaient ses relations d’affaires.
Évidemment, qu’il va prospérer, le fils Mirdos s’occupe de ses affaires ! À qui croyiez-vous qu’il doit le succès de son haras ? répliquaient les plus rogues.
Peu savaient qui était Yori Léonas, ceux qui savaient ne parlaient pas, ils souriaient.
Toutefois, le vingtième jour de la lune d’Aulne, lorsque lord Tribola suggéra que Léonas était un profiteur de guerre, il n’eut pas le loisir d’exposé plus avant son opinion, car deux hommes s’étaient levés. Le plus rapide fut le lieutenant Tirdi de Montsolt – fils aîné du comte – qui souffleta l’insolent, exigea réparation sur-le-champ et refusa les excuses du lord. Les adversaires furent conduits dans la salle d’armes du club. À défaut d’obtenir l’accord du provocateur pour l’utilisation d’épées mouchetées, le prévôt de salle imposa un duel au premier sang. Lequel poignit moins d’une minute plus tard sur le plastron de lord Tribola, entre la quatrième et la cinquième côte, là où la rapière du lieutenant avait déchiré les chairs et perforé le cœur de l’impudent.
Ainsi cessèrent les commentaires sur le départ de la famille Léonas.
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Chaque matin, les Léonas prenaient la route à sept heures. Mari et femme chevauchaient alternativement Atikwapaw. Halenaé était ravie de porter la bombacha et de monter à califourchon, plus en amazone comme à la capitale.
Quand elle n’était pas à l’intérieur du chariot, à écouter les leçons de sa mère, Altaé était assise sur le banc de conduite, entre son père et Kekekw qui lui contait des légendes atikamekw.
Ils ne faisaient pas de halte pour déjeuner, mais profitaient de celles destinées au repos des chevaux pour grignoter, viande séchée, pain et fromage ou fruits. Le soir, ils s’arrêtaient selon les étapes, qu’avait préparées Yori, entre dix-huit et vingt et une heures dans un relais ou une auberge. Ils y prenaient des repas chauds et dormaient dans des lits.
En vingt-deux jours, Yori et les siens avaient parcouru deux cent quarante-sept lieues. Le huitième jour de la lune du Saule, ils arrivèrent à l’hacienda Virisa. Prali et Talaé accueillirent leur fille avec joie, son mari – qu'ils appelaient notre sauveur – avec reconnaissance, Kekekw selon sa tradition et organisèrent une fête pour leur petite fille.

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mardi 4 août 2020

Révélation

An 183 de la nouvelle ère, le treizième jour de la lune d’Aulne.
Yori entra dans la résidence, une fillette d’environ deux ans se précipita vers lui en criant « bisous Pa ». Il la saisit en pleine course, l’éleva tout haut, tout haut, avant de ramener un visage riant devant le sien et le couvrir de baisers.
« Ne la dévore pas maintenant, il est l’heure de passer à table ! » s’esclaffa une voix venue de la salle à manger.
Ils s’empressèrent de rejoindre la maîtresse de maison que son mari embrassa.
Lorsqu’Ilaé sortit de la pièce après avoir servi les hors-d’œuvre, Halenaé lui dit :
« Ferme la porte derrière toi, ne reviens pas avant qu’on ne sonne ! » puis elle se tourna vers Yori.
« Chéri, je dois te dire quelque chose de très important. »
Yori souleva un sourcil et attendit la suite, souriant.
« Ce matin, je faisais une partie de donjon avec ma sœur, quand je me suis demandé où était Altaé, et… et elle a crié : Altaé dehors, joue avec Amiraé. Je me suis enquise, par la fenêtre, pourquoi elle disait ça…
— Qu’a-t-elle répondu ? » l’appréhension perçait dans la voix de Yori.
« “Ben, Ma veut savoir” », le ton léger d’Halenaé était forcé.
Sans quitter Halenaé des yeux, Yori pensa : Altéa, est-ce que tu m’entends ?
« Ben, oui !
— Tu m’entends tout le temps ?
— Ben, oui !
— Ma aussi, tu l’entends tout le temps ?
— Ben, oui ! répéta-t-elle en riant.
— Les autres aussi ?
— C’est affreux, pauvre enfant, se désolait Halenaé.
— Ben, oui. Pas peur Ma, Altéa pas mal !
— Cesse de dire ben à tout bout de champ, la reprit Halenaé, avec un sourire indulgent.
— Tout le monde, tout le temps ?
— Oui Pa ! »
Altaé s’interrogeait : pourquoi ses parents étaient-ils si inquiets ? Ils n’étaient pas fâchés contre elle, mais elle lisait en eux la peur qu’ils désiraient lui cacher. Elle sentait l’amour qu’ils lui portaient, alors elle occulta les craintes qu’ils éprouvaient – comme elle le faisait de la quasi-totalité des pensées qu’elle percevait – de toute façon elle ne comprenait pas qu’ils puissent avoir peur qu’elle soit elle.
***
Yori passa l’après-midi avec Jaeli, son intendant et ami. Il lui donna des instructions pour la gestion du haras, convint avec lui de diverses mesures de sécurité et l’avisa de l’installation de Raelaé au manoir. De son côté, Halenaé se chargea de convaincre sa sœur d’y emménager, ce qui ne se révéla pas trop difficile.
Le lendemain, comme tous les matins, à sept heures le brougham quitta la résidence et sortit de la ville. Arrivé au haras, le cocher arrêta son attelage à proximité d’un chariot bâché, avant même qu’il ne serre le frein, Kekekw ouvrit la portière de la voiture. Halenaé descendit, suivit d’Altaé qui s’écria hou hou hou hou hou hou en se jetant dans les bras de l’Atikamekw ; lequel la fit tournoyer et la déposa à l’intérieur de la goélette des prairies, puis il prêta la main à la mère de la fillette pour qu’elle s’installe auprès de celle-ci. Yori était sorti par la portière opposée, il se dirigeait vers un palefrenier qui tenait par le licol un hongre blanc. Après avoir flatté le garrot d’Atikwapaw, il l’enfourcha, vérifia d’un coup d’œil que Kekekw avait pris place sur le banc de conduite du chariot et mit sa monture au pas.
La famille Léonas partait pour la lisière.

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lundi 3 août 2020

Le monde selon Altaé

An 183 de la nouvelle ère, le vingt-huitième jour de la lune du Frêne.
Quand les Léonas s’étaient installés dans la capitale, ils avaient pris Ilaé à leur service. Veuve de guerre, Ilaé était hébergée, ainsi que sa fille Amiraé, dans une dépendance de la résidence dédiée à la domesticité.
Il pleuvait, il ventait, il faisait un temps épouvantable sur Nouvelle Vernes. Altaé, qui n’avait pas encore deux ans, était confinée dans la salle de jeux sous la garde d’Amiraé. Cette dernière, âgée de quatorze ans, compagne de jeu et plus ou moins préceptrice aimait Altaé comme une sœur.
« Que veux-tu faire ? demanda Amiraé.
— Dessin !
— Tu veux dessiner ?
— Ben, non ! toi, dessin.
— OK ! »
Amiraé alla chercher une feuille de papier, des crayons de couleur, puis revint auprès de l’enfant, elles s’assirent sur le sol.
« Je dessine quoi, Altaé ?
— Le monde !
— C'est quoi le monde ?
— Pa !
— Il a un nom Pa, c’est quoi son nom ?
— Ben, Yoï !
— Non pas Yoï, Yori, Yo-ri, répète.
— Yo ri, comme hihihi !
— C’est bien, mais Yori, c’est son petit nom. Ton papa, c’est monsieur Léonas.
— Ben, c’est Pa.
— D’accord, d’accord. Et c’est tout ? demanda-t-elle en terminant la silhouette d’un homme.
— Ben, y a Ma !
— C’est quoi son petit nom ?
— Ha-eu-naé !
— Halenaé, Ha-lé-naé, allez répète !
— Ha-leu-naé ?
— Non Halenaé, ça se prononce ha lé avec un é comme à la fin. Essaie encore.
— Ha-lé-naé.
— C’est bien ! Qui encore ?
— Ben, toi !
— Moi qui ?
— Ben, copine !
— Ma va te gronder si tu dis tout le temps Ben, tu sais dire mon nom alors dis-le !
— Amie, comme copine et aé, hihihi amiaé.
— Je sais que les re c’est dur, mais dit ami-raé !
— ami-raé !
— C’est très bien ! Qui d’autre ?
— Tata ! puis se penchant sur le dessin Altaé ajouta : Ben, toi grand.
— Tu as raison je suis plus petite que tes parents, mais je suis plus près, alors tu me voies aussi grande.
— Heuuuu ! Oui !
— C’est qui tata ?
— Sœu Ma !
— La sœur avec rrrrrrrr à la fin, comment elle s’appelle ?
— Ben, tata !
— Comment Pa et Ma appellent tata ?
— Aèaé !
— Raelaé, ra-è-laé.
— Aè-laé !
— Rrrrrrrrr tu… »
La porte s’ouvrit, Ilaé apparue et lança :
« Qui veut du chocolat chaud de la brioche et du miel ? »
Les deux enfants abandonnèrent le dessin et la suivirent dans la cuisine.

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samedi 1 août 2020

Prologue

Altaé courait.
Elle courait à perdre haleine. Elle entendait les supplications des villageois, leurs râles d’agonie, les sabots des chevaux qui frappaient le sol, les hurlements des assaillants.
Altaé s’était instantanément mise à courir quand elle avait perçu l’injonction de Pa : « Cours Altaé, sauve-toi, va dans la forêt ! »
Elle courait dans le champ de pulo, la céréale était encore verte, mais elle était déjà plus haute qu’une gamine d’une douzaine d’années. L’ordre de Pa, car c’en était un, n’avait pas retenti aux oreilles d’Altaé, il avait résonné dans sa tête. Elle avait cru que ça n’arriverait jamais, mais Pa l’avait préparée : « Parce que tu entends les pensées, un jour des chasseurs viendront pour te capturer. Ce jour-là, tu devras fuir immédiatement, te réfugier dans la forêt. »
Altaé courait, le pulo la dissimulait aux yeux des chasseurs. Elle avait interrompu sa course lorsque Ma avait songé : « rentre chez toi mon enfant ». Mais Pa l’avait bien conditionnée, elle avait immédiatement repris sa course. Cours, ne pense qu’à courir, ne pense à rien d’autre avant d’être en sécurité.
Altaé courait depuis deux heures, Pa avait fait d’elle une athlète, rapide et endurante. Ne te retourne pas, cours. Quand elle sortit du bois doré, sa volonté fléchit, elle se retourna, un énorme panache de fumée montait d’où s’était trouvé son village. Une erreur, elle venait de commettre une erreur, elle devait repartir. Elle n’était plus qu’à une lieue de la forêt. Une lieue, en pente douce, mais totalement à découvert. Se sachant visible du village elle accéléra.

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